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À Bernard Stiegler, notre ami… À son oeuvre

Bernard Stiegler mit fin à ses jours, l’an dernier, en un été marqué par la persistance de la pandémie. Pour nous qui l’avions lu et accueilli dans Citéphilo pour la première fois en 1998 *, cette information nous parvint avec une très grande brutalité. Bernard aurait pu dire de cette information qu’elle était devenue instantanément une donnée affectant nos sens, et, au-delà de nos sens, notre sensibilité. C’est ainsi qu’il l’explique à la page 864 de la postface de la réédition des trois tomes en un de La technique et le temps ** : « Quand on reçoit un coup de poing, c’est une donnée : une donnée des sens, on reçoit un choc… Cette donnée qui n’est pas une information, est un événement…un petit événement (- propre à -) déclencher en nous un état de vulnérabilité… ». Sa disparition soudaine fût pour nous un choc que nous n’attendions pas. Avec Jean-Luc Nancy qui coordonnait un livre intitulé Amitiés de Bernard Stiegler. Nous étions convenus d’organiser une séance d’hommage à l’œuvre de Bernard dans notre édition 2021, la disparition de Jean-Luc Nancy, des circonstances défavorables liées à la situation sanitaire ne l’ont pas permis. Nul doute que nous y reviendrons…

Une œuvre qui contribue à rendre notre époque plus intelligible

S’inscrivant dans le sillon étroit d’un courant minoritaire, celui d’une pensée de la technique ne se détachant à aucun moment de la culture mais y contribuant pleinement, courant marqué par les figures de Gilbert Simondon, André Leroi-Gourhan et Bertrand Gilles, pensée longtemps marginalisée dans la tradition académique française, Bernard Stiegler apparut en « mode ovni « sur la scène philosophique avec le premier tome de La technique et le temps, La faute d’Épiméthée (Galilée,1994), au point que Jacques Derrida avait annoncé : « Voici une thèse qui fera date ». Suivront La désorientation en 1996 et Le temps du cinéma et la question du mal-être en 2001.

« Pionnier de la réflexion contemporaine sur la place de la technique dans notre société, sur la technique comme partie active et constituante de notre civilisation» pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler embrassait toute l’histoire de la philosophie et proposait des mots grecs pour ausculter et critiquer notre présent de la manière la plus radicale, dénonçant sans relâche les mésusages publics et privé des technologies de l’information, d’une numérisation et d’ une automatisation impensée.

Présent dans le débat public avec l’association Ars industrialis, ayant reconnu dans la figure de Greta Thunberg, la promesse d’une jeunesse décidée à agir pour préserver le vivant, Bernard était un philosophe comme on aimerait en voir davantage, un philosophe citoyen.

Le programme qu’il s’était fixé pour La technique et le temps aurait dû comporter quatre nouveaux tomes : 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique, 5. Symboles et diaboles, 6. La guerre des esprits, 7. Le défaut qu’il faut.Idiome, idios, idiotie.

De ce dernier tome, Idiome, idios, idiotie, la préface de la réédition de La technique et le temps donne un aperçu. Bernard en avait écrit une première ébauche au début des années 80 : « Elle avait pour titre L’Idiotie – et se référait explicitement au prince Mychkine, personnage principal, épileptique, de l’Idiot de Dostoïevski, épileptique lui-même, qui, dit-on, recherchait les accès du « haut-mal » qui le laissaient idiot, au cours desquels il entrevoyait ses œuvres…

Vous êtes tous en bonne santé, mais vous ne pouvez pas vous douter du bonheur suprême ressenti par l’épileptique une seconde avant la crise.Je ne sais pas si cette félicité équivaut à des secondes, des heures, des mois, mais vous pouvez me croire sur parole, tout le bonheur que l’on reçoit dans une vie, je ne l’échangerais pour rien au monde contre celui-ci ***

A propos du premier tome de La technique et le temps, Jean-Michel Salanskis, dans un article de la revue Les Temps modernes **** intitulé Ecce faber, soulignant que la pensée de la technique chez Heidegger n’était pas à la hauteur de la pensée du temps, écrivait ceci :

« La particularité historique du livre est la jonction qu’il opère entre deux aires normalement disjointes de l’activité intellectuelle…Entre la réflexion post-heideggerienne et l’étude de sciences françaises dans son double mode historico-épistémologique » …

Jean-Michel Salanskis relevait que La technique et le temps pouvait se lire, d’une part, comme une longue discussion de Bernard Stiegler avec André Leroi-Gourhan***** :

« Pour Leroi-Gourhan, l’organisation technologique ne fait que poursuivre l’œuvre zoologique…(Or)… L’écart véritable c’est le surgissement de l’intellectualité réfléchie, « gratuite » de cette activité qui dépasse la motricité technique et qui s’émancipe du zoologique en échappant à la contrainte du pur instinct de conservation… »

et d’autre-part, une non moins longue discussion avec le Heidegger d’Être et temps :

« Le temps provient de la technique au sens où la technique est temporalisante, historialisante.

L’étant technique se définit par un mode original d’individuation et de devenir historique…

…toute activité technique illustre la structure de l’anticipation et participe à ce titre du symbolique…C’est parce qu’il est affecté d’anticipation, parce qu’il n’est qu’anticipation, qu’un geste est un geste. Et il n’y a de geste que lorsqu’il y a outil et mémoire artificielle, prothétique, hors du corps et comme constituant son monde…L’homme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus, recourant dans le cerveau au même équipement fondamental…Cela conduit à considérer non seulement que le langage est aussi caractéristique de l’homme que l’outil, mais qu’ils ne sont que l’expression de la même propriété de l’homme… »

Et Jean-Michel Salanskis de conclure :

« …le plus important à mes yeux, c’est de témoigner de mon admiration pour ce travail qui nous a été dores et déjà si bénéfique, nous réveillant de maint ensommeillement, et nous conduisant par son audace et sa réussite, à poursuivre, les uns et les autres, nos méditations de manière plus aigüe… »

Bernard Stiegler, notre ami

Si l’on prend en compte un cycle de trois interventions de Bernard sur le rôle des industries culturelles dans le modèle économique dominant, en partenariat avec le Théâtre du Phénix de Valenciennes******, il aura honoré sept fois en douze ans notre festival d’hiver de son amitié.

Comment ne pas évoquer un moment très particulier de ces rencontres, un moment qui aura joué un grand rôle dans la détermination qui fût la nôtre de poursuivre l’aventure de Citéphilo, malgré tous les obstacles et les difficultés que nous rencontrions alors.

C’était en 2003, Bernard venait de publier « Passer à l’acte », livre dans lequel il révélait un pan entier d’une existence qui devait le conduire pour plus de 5 ans en centre de détention à Toulouse pour hold-up à main armée. Il ne souhaitait pas que ses enfants puissent apprendre par d’autres cet épisode à la fois tragique et fondateur. C’est en prison qu’il découvrit ce que pouvait bien signifier « le mot liberté » en même temps qu’il transformait sa détention en une intense vie d’étude sur un mode quasi monastique.

Lorsque nous eûmes le livre en main, nous vint l’idée que la séance de Citéphilo qui lui serait consacrée ne pouvait avoir lieu ailleurs qu’en prison et qu’elle devait s’adresser à un public de détenus.

Nous connaissions un jeune homme, Nicolas Stenven, qui animait un atelier de philosophie à la maison d’arrêt de Douai. Bernard donna immédiatement son accord et fit parvenir une vingtaine d’exemplaires de son « Passer à l’acte » afin qu’ils soient distribués aux détenus de l’atelier.

Le soir de la séance Citéphilo, il y avait, dans une salle spécialement configurée par l’administration pénitentiaire, une vingtaine de détenus qui fréquentaient tous l’atelier de philosophie, quelques rares invités appartenant à des institutions régionales, deux journalistes dont un photographe, trois membres de Citéphilo et des gardiens, aux quatre coins de la salle.

Les détenus avaient pu lire le livre dans leur cellule, ils en avaient largement discuté en atelier. Bernard n’allait pas tomber comme un cheveu sur la soupe, il était attendu et désiré.

Il avait choisi de donner une leçon sur la liberté, à partir de ce que les Grecs en général et Socrate, en particulier, entendaient par là. Mais aussi à partir du récit de sa propre détention et de la manière dont, apprenant le grec et le latin, découvrant la linguistique et la philosophie, il allait à l’intérieur même de la prison, à distance du monde social ordinaire, de l’addiction à la télévision, conquérir sa liberté, se faisant même enfermer en QHS pour pouvoir étudier sans être dérangé.

Nicolas Stenven expliqua comment un tel moment avait été rendu possible, puis Bernard prit la parole, parlant sans notes, à la manière d’un conteur à la veillée.

L’attention que portaient les détenus au propos de Bernard était totale, leur concentration intense. Nous fûmes témoins d’une sorte de communion dans laquelle celui qui parlait et ceux qui avaient préparé sa venue étaient reliés par un fil invisible qui échappait à l’entendement de tous les autres.

Quand il eût fini, il n’y eût pas de questions, l’émotion était partout palpable. Certains d’entre-nous avaient du mal à contenir leurs larmes.

Les détenus se levèrent et, ignorant le regard inquiet des gardiens, se dirigèrent vers Bernard, l’entourant, le touchant, lui serrant la main, lui disant à quel point ils avaient été touchés par ses mots, par son histoire. Ils n’avaient besoin d’aucune explication. Ils avaient compris que Bernard était venu pour eux. Ils avaient vécu un moment d’égalité et de fraternité, et entendu pendant un peu plus d’une heure un hymne à la liberté…A cet instant, tous ceux qui n ‘étaient pas dans le cercle des poètes détenus, bien que se sentant de trop, savaient qu’ils n’auraient voulu manquer un tel moment pour rien au monde.

Nous savions désormais pourquoi nous devions continuer Citéphilo. Même si par la suite, nous n’avons jamais eu de preuve aussi éclatante de la raison d’être de notre activité, le souvenir de Bernard Stiegler à la Maison d’arrêt de Douai nous donna du courage pendant de nombreuses années et encore aujourd’hui.

Cela avait affecté Bernard, davantage qu’il ne voulut le laisser paraître. Il nous remercia et prenant congé, nous embrassa. Cette séance scella notre amitié. Quelque temps après, l’atelier de philosophie de la maison d’arrêt de Douai fût fermé, « faute de budget » et Nicolas Stenven quitta la région qui s’appelait encore « Nord-Pas-de-Calais ».

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* Intitulé de la séance : Technosciences : la technique contre la science ? 

** Fayard, octobre 2018

*** Propos tenus par Dostoievski au cours d’une conversation, cité par le Musée de l’Épilepsie (Kork – Allemagne)

**** Les Temps modernes n° 608 (mars-avril-mai 2000)

***** Le geste et la parole

****** https://vimeo.com/21476528