Jean-Luc Nancy, l’élan d’une vie et de sa mort…
Après la disparition de Jean-Luc Nancy le 23 août dernier, il nous fût donné de lire de nombreux éloges (1). Les uns s’attachaient à mettre en lumière les derniers travaux du philosophe, notamment sur le corps (2) tels qu’ils lui avaient été inspirés par la greffe d’un cœur dans son propre corps, les autres évoquaient des travaux plus anciens souvent en coopération avec des co-auteurs, on peut penser au très remarquable Le Titre de la lettre, une lecture de Lacan (3) qu’il écrivit avec son ami Philippe Lacoue-Labarthe et avec lequel, il avait entrepris une reprise critique et déconstructrice de la philosophie allemande, à partir d’une relecture d’Heidegger, s’inscrivant en cela dans le sillon de Jacques Derrida. On peut citer encore La Tradition allemande dans la philosophie, dialogue avec Alain Badiou (4).
Considérant que rien n’était étranger à la philosophie, Jean-Luc Nancy n’hésitait pas à lancer ses filets au loin, vers l’art, la sexualité, l’altérité, la démocratie ou la technique, le monothéisme ou le christianisme, la vérité et la liberté… Plus de cent livres, sans compter de très nombreux articles, témoignent de cette ouverture au monde, jusqu’à son tout dernier essai intitulé Cruor (5) qui aborde la redoutable question de la cruauté.
UNE PENSÉE DE LA COMMUNAUTÉ
Cependant, c’est probablement la pensée de la communauté qui pourrait servir de fil conducteur dans l’œuvre de Jean-Luc Nancy. Le constat du désastre des totalitarismes du XXe siècle, principalement du communisme, en ce que précisément il ne pouvait être confondu ou comparé, en raison de ses conceptions universalistes, aux différentes formes du fascisme, le conduit non à abandonner l’idée de communauté, dont certains auteurs considèrent qu’elle mène immanquablement, par elle-même, au déchaînement de forces immenses de destruction et d’autodestruction, mais plutôt à la repenser, à en faire une question à nouveaux frais pour la philosophie.
Tel est le travail qu’il entreprend encore tout jeune philosophe et qui commencera en 1983 par la publication d’un article de 100 pages intitulé La communauté désœuvrée dans un numéro de la revue Aléa ayant pour thème La communauté, le nombre. Comme il l’écrit en 2014, » il s’agissait d’interroger le sens ou la teneur d’un mot tel que « communauté », qui ne proposait …rien d’autre que « communisme », sans le discrédit politique où ce dernier était tombé »
Nancy s’attache à récuser deux positions en philosophie. La première, celle de l’unité, fait référence à la fusion totale des individus dans le collectif telle qu’elle s’est manifestée dans le nazisme ou le fascisme. La seconde, celle de l’identité, renvoyant à l’idée d’une auto-suffisance de l’individu. La position de Jean-Luc Nancy étant de rappeler au contraire : « l’individualisme oublie que l’enjeu de l’atome est celui d’un monde ».
À la suite de l’article de Nancy, Maurice Blanchot publiera La communauté inavouable. S’entamera alors entre-eux un dialogue demeuré culte.
Si l’on pouvait résumer l’enjeu de ce dialogue, il conviendrait de développer le point de vue selon lequel l’achèvement de la communauté en « communion » (UN peuple, UN état, UNE nation) se présente sous la forme d’un paradoxe.
Paradoxe en ce que l’idée de finaliser une communauté dans la figure de l’UN rend sa condition d’achèvement impossible. Si c’est à partir du « commun » que l’identité de la communauté est fondée, tout ce qui n’entre pas dans ce « comme un » sera progressivement sous la menace d’être désigné comme « part négative » et rejeté en dehors d’elle.
L’absence de différences entre ses membres, exclusivement perçus au prisme d’un « commun », devenu enjeu politique d’appartenance ou de non appartenance, finissant par rendre impossibles et inconsistantes les relations entre les membres, relations dont nous savons qu’elles sont pourtant constitutives et condition première de toute communauté.
Ce que pointe d’une manière inédite, en même temps, Nancy, c’est que ce mouvement d’unification et d’écrasement des singularités se nourrit de la mauvaise conscience d’avoir cru que la célébration de la loi universelle de la raison suffirait à pacifier les individus et à apaiser leurs passions (6).
CE QU’EST LA POLITIQUE ET CE QU’ELLE N’EST PAS
Une des dernières interventions publiques de Jean-Luc Nancy, invité par la fondation Jean-Jaurès, fût de préciser à nouveau ce qu’il entendait par « politique » (7) dans un entretien/conférence intitulé Sortir de l’impuissance politique. (8)
Il commence par y déplorer une sorte de confiance aveugle en « la sainteté du concept », attitude chère aux philosophes, par fétichisation de la théorie autant que par tradition et culte de l’excellence.
Puis il s’étonne d’une certaine variation de la langue qui avait fait de la société civile le symétrique opposé de l’État quand au XVIIIe siècle, tout au contraire, « société civile » signifiait « société organisée politiquement ». Ce qu’on appelait « politique » , proprement dit, étant réservé à « l’art de gouverner ».
Laissons-lui « la parole »:
(début de la re-transcription) « Politique, ça fait des années que je me rends compte que ça sert à tout et à rien. Politique, ou bien c’est l’ensemble des moyens, institutions, qui permettent de gouverner une société. Ou bien ça veut dire autre-chose avec quoi on n’arrête pas de le confondre : philosophie, vision du monde…
La politique, c’est quelque-chose qui apparaît avec les Grecs. Il n’ y en a pas eu toujours et partout. La philosophie et la politique apparaissent ensemble, mais la philosophie comme une conséquence de la politique.
La politique apparaît à partir du moment où l’ordre collectif n’est plus donné. On dit « théologico-politique » mais c’est de l’embrouillamini (sic). Ou c’est politique, ou c’est théologique. Si c’est politique, c’est que ce n’est plus théologique. Si c’est de la théologie sécularisée, ce n’est plus de la théologie…
Chez Carl Schmitt, la politique est la sécularisation d’une théologie. Théologie politique veut dire « politique sur le modèle d’une « ecclésiologie ». L’Église, elle-même, ce que Schmitt ne voit pas, n’est qu’une théologisation du pouvoir romain.
Rome a été le seul moment où la cité, l’État et la religion ont été une seule et même chose.
« Politique » est née comme un problème. Qu’est-ce qu’on fait quand l’ordre n’est pas donné ? Cette belle construction de l’isonomie dans la démocratie grecque finit par produire la pagaille. C’est précisément à ce moment-là que la philosophie apparaît avec Platon…Parce que, c’est le bordel (sic). Avec Platon, s’introduit l’autre idée de la politique comme philosophie. Il faudrait régler la politique sur le savoir. Le problème, c’est que la philosophie elle-même nait quand le savoir n’est plus donné. Lorsqu’il parle de l’exercice de la politique, Platon parle de l’art du tisserand, de celui du berger, c’est à dire de pratiques pour gouverner.
Autrement-dit, la politique c’est toujours un problème, et ça doit rester un problème, sinon il n’y a plus de politique.
Nous savons que nous sommes dans un monde « chamboulé » de part en part dont « le chamboule-tout » politique n’est qu’un aspect. Le minimum du mot État, c’est « le stato », la stabilité… que ça tienne !
Liberté-Égalité-Fraternité sont des idées, des notions, des valeurs, mais cette trinité républicaine a revêtu la figure de Marianne. On a inventé une quasi religiosité républicaine qui d’ailleurs correspondait au vœu secret d’Émile Combes. Rousseau ne parlait-il pas de « religion civile »à la fin du contrat social ? Il y a eu une certaine sacralisation de ces mots-là. Nous ne sommes pas sortis de la Monarchie, sans conserver un sentiment, une attente de quelque-chose de sacré.
« Sacré » voulant dire séparé, protégé. Si l’État est dépourvu de sacralité et d’autorité est ce que ça fonctionne encore ?
Pouvons-nous nous redonner à nous-mêmes une valeur qui ne soit pas l’équivalence générale et l’échange marchand généralisé ? Ce que Marx avait vu comme une menace.
Ou bien le pouvoir ou ceux qui le détiennent ont la puissance de ce pouvoir par eux-mêmes – mais nous savons que ça donne toutes les formes de dictature – ou bien le pouvoir peut ou doit indiquer d’une manière ou d’une autre qu’il y a une puissance hors de lui. Si nous ne l’appelons pas « puissance », appelons-le « sens ». Le pouvoir ne peut pas être la seule source de sens, de tout le sens.
Si la politique ne peut pas répondre de tout et à tout, c’est en même temps à la politique d’assurer cette possibilité d’avoir accès à « un exercice du sens ».
L’État ne peut pas être l’alpha et l’oméga de ce qui fait sens et il ne peut pas être non plus simplement une machine qui administre, car du coup, c’est l’administration qui finit par produire le sens… » (fin de la retranscription)
Par les liens subtils qu’il a su tisser entre « communauté » et « individu », Jean-Luc Nancy demeurera une source d’inspiration pour qui n’a pas renoncé à penser la politique.
Notes
(0) Les mots « L’élan d’une vie et de sa mort » figurent dans la préface que Jean-Luc Nancy avait rédigée pour l’ouvrage collectif dont il avait réuni les textes après la mort de Bernard Stiegler, en hommage à l’œuvre et à l’homme, et qu’il avait intitulé Amitiés de Bernard Stiegler (Galilée 2021).
(1) La Maison de la poésie à Paris accueillera samedi 15 janvier – à 14H30 -, les contributeurs d’un hommage public à Jean-Luc Nancy : Isabelle Alfandéry, Jean-Christophe Bailly, Marc Goldschmit, Élisabeth Rigal, Avital Ronell (en duplex de New-York), en compagnie de la violoniste Ammi Flammer.
(2) Corpus (Métailié, 1992); L’intrus (Galilée 2000)
(3) Galilée, 1973
(4) Édition et postface de Jan Völker, Paris, Éditions Lignes 2017
(5) Galilée, 2021
(6) On lira ou relira pour en prendre toute la mesure La Communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986
(7) https://www.youtube.com/watch?v=2bSKv3UCuxk
(8) La fondation Jean-Jaurès, émanation du Parti socialiste, n’était-elle pas le lieu le plus adéquat pour aborder la question de l’impuissance politique ?
P.S : Ce texte, très peu retouché, a été rédigé au nom du festival Citéphilo et de son association Philolille et mis en ligne le 21 octobre 2021.