Le travail à mort de Bertrand Ogilvie
Bertrand Ogilvie est psychanalyste et philosophe. Il enseigne à l’université Paris VIII. Il avait publié en 2012 L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême aux éditions Amsterdam. Il publie cette année Le travail à mort. La vie quotidienne au temps du capitalisme absolu aux éditions de l’Arachnéen.
Traversant la petite salle de la bibliothèque Jean Lévy, cerclé de livres et des quelques dizaines de personnes venus l’écouter, il vient se poser, là, sur la petite estrade, juste devant le tableau Velleda. Des baskets Nike aux pieds, un jean, un Eastpak à portée de main, Bertrand Ogilvie détonne. Drôle d’attirail pour un pourfendeur du capitalisme. Puis, d’un coup, les mots fusent. Place au philosophe.
Redéfinir le travail
Psychanalyste et philosophe, Bertrand Ogilvie aime Freud et Lacan, s’inspire de Marx et d’Hegel. Son dernier essai, Le travail à mort, s’attaque aux mutations contemporaines qui permettent au travail, broyé par la machine capitaliste, de se survivre à lui-même. Il a été écrit sur une dizaine d’années, laissant planer une légère évolution de son point de vue au fil des pages.
Depuis la Révolution français, la notion de travail a acquis un double-sens, se constituant sur une ambiguïté intrinsèque. Il existerait d’une part le « travail transformateur », celui qui permet de se réaliser, de s’émanciper et d’autre part, le « travail obéissance », celui qui cloisonne, soumet les hommes à la logique productiviste. Tous deux présents à l’origine, le néolibéralisme marquerait néanmoins le triomphe de l’un, le « travail obéissant ». Celui-là, funeste, se déploierait dans l’époque moderne, colonisant chaque recoin de ce monde.
Bertrand Ogilvie commence par prendre la main du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours, reconnaissant la croyance en la valeur du travail, puis la délaisse, sans la rejeter non plus. Plus les pages défilent, plus il doute de l’existence du caractère émancipateur du travail. La possibilité que l’homme s’en empare à nouveau, à travers l’artisanat par exemple, devient illusoire pour Ogilvie. La structure du capitalisme est mortifère. C’est une coulée de boue qui engloutit tout sur son passage jusqu’à transformer le travailleur en « homme jetable ».
Nos stratégies de fuite, susceptibles d’être écrasées par la turbine capitaliste, renforcent le travail, tout en le dépassant. Mais c’est peut-être justement ce dépassement qui pourrait œuvrer à l’abolition du travail. Là, se niche une onde d’espoir, à condition de s’intégrer dans une dynamique collective.
Estelle Aubin
Intervenir, réagir, avertir
Les échanges avec les auditeurs lors des conférences de Citéphilo sont parfois étonnants. Il y a le spécialiste, cherchant à faire rimer la thèse de l’auteur avec celui-ci ou celui-là. Le militant qui souhaite le faire réagir sur l’actualité. Tous rendent l’expérience vivante, ravivent le débat. En sortant, chacun se sent plus fort, pense plusieurs, pense mieux. Ce mercredi 15 novembre dans la salle Jean Levy, une voix s’est levée. Le micro a été tendu à une femme, la gorge enrouée, les yeux brillants. Elle nous parle de son fils, autiste. Le monde de l’entreprise considère de plus en plus les capacités insoupçonnées des autistes, quitte à les exploiter. La doctrine capitaliste, qui est par nature normalisatrice, cherche à absorber ses failles encore tenaces.
Quid du travail ? Bertrand Ogilvie a fortement été influencé par les recherches de l’éducateur de formation Ferdinand Deligny pour redéfinir le travail. Par son œuvre architecturale, artistique et cinématographique, Ferdinand Deligny avait réussi à créer des espaces adaptés aux enfants autistes. Des lieux à eux, loin de la violence banalisée du monde, pour qu’ils puissent développer des zones d’ombre, des zones de pure liberté créatrice. Comment ne pas faire le parallèle avec le monde du travail ? L’algorithme capitaliste a absorbé l’essence du travail comme transformation et création de la nature, en un système coercitif, une machine d’obéissance.
Juliette Conti