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De la difficulté de dire « je » à l’époque du narcissisme de masse par Clotilde Leguil

Dans un article paru dans Le Monde en juillet
2017, Clotilde Leguil évoque « l’hypertrophie du moi » qui
selon elle, contribuerait au narcissisme de masse tout en faisant obstacle à la
naissance d’un « je ».

Où est passé le « je »?

L’identité a été conçue comme un être communautaire,
politique ou sexuel. Elle définit l’individu en tant qu’être appartenant à une
entité. Cette conception hisse le « nous » à un niveau supérieur au
« je ». Dans le domaine scientifique, on préférera utiliser le
« il ». Ce qui nous amène à nous questionner : mais o
ù est
donc
passé le « je » ?

Qu’est-ce qui menace le «je » ?

L’identité
totale

Clotilde Leguil s’est intéressée au régime totalitaire pour
montrer que celui-ci anéantit le « je ». Pour cela, elle s’appuie sur
le roman 1984 de George Orwell qu’elle étudie
en partant de la fin. Elle devine que le jeune
héros, dont le régime totalitaire a effacé toute la mémoire, a conservé son
inconscient. En retraçant son histoire à travers ses cauchemars sur la
disparition de son frère et de sa sœur, le jeune homme retrouve une partie de
son « je »
dont la récupération totale
passera par sa rencontre amoureuse avec Julia. La psychanalyste nous montre
ainsi que le premier danger du « je » est un régime politique qui
impose le mythe d’une identification totale qui permettrait à tout un chacun de
s’identifier.

Néanmoins, le traumatisme n’entrave pas toujours l’assomption
du « je ». Avec le célèbre film d’Alfred Hitchcock, Pas de
printemps pour Marnie,
Clotilde Leguil explique que ce n’est pas
tant l’assassinat du client de sa mère qui a fait perdre à Marnie son identité mais
le mensonge qui a été inventé pour la protéger. Si le « je » de l’héroïne
est resté prisonnier du premier trauma, le mensonge a effacé ce trauma et a
condamné Marnie au silence.

L’identité
au sens du « self quantified » (QS)

Le monde de la quantification de l’existence s’est longtemps
consacré à la nature, mais à partir du XXème siècle il trouve écho chez les
individus. Clotilde Leguil écrivait : « On est passé d’une mentalité
cosmique à une mentalité numérique »,
que l’on retrouve aujourd’hui à
travers l’expérience du monde virtuel. D’une part, il engendre une meilleure
communication et une « mondialisation du moi » (post de photos
sur Instagram..). De l’autre, il fait émerger une forme d’angoisse. A la fin du
XIXe face à la vision statistique de la politique et la quantification de
l’humain, Freud crée la psychanalyse, devinant que l’inconscient ne peut être
quantifié.

Le
narcissisme de masse

Faisant références aux sites de rencontres, Clotilde Leguil s’exprimait
: « A force de vouloir exister imaginairement pour un autre qui ne
cherche qu’à jouir en consommant des images, le sujet passe à côté de sa vie ».
Lacan voyait dans l’utilisation du numérique, une réponse à une forme d’asphyxie
du discours scientifique sur notre existence. La psychanalyse parlera d’une « tentative
de continuer à exister en tant que « je » là où la science tend plutôt
à noyer la singularité de chacun. » N’est-ce finalement pas pour vivre en
tant que « je » que nous nous sommes tournés vers la Toile ? La seule
qui puisse nous permettre de montrer ce que l’on souhaite de notre
existence.  Force est de constater que ce
nouveau rapport à l’image tombe dans l’impasse lorsqu’il engendre une forme d’agressivité
(propos abjects sur les réseaux sociaux…) La psychanalyse lacanienne sépare
donc le « moi » du « je ». A travers l’expérience des bébés,
Lacan montre que lorsqu’ils peuvent parler d’eux à la première personne (« je »),
ils mettent à distance le narcissisme (les bébés ne se regardent plus dans la
glace).