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Je mens donc je suis. Rencontre avec Nathalie Frogneux

Nathalie Frogneux a disséqué nos rapports aux mensonges, les gros et
les petits, samedi 9 novembre au Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle était
l’invitée d’Adèle van Reeth, productrice de l’émission Les chemins de la philosophie. Garanti sans baratin !

 

« Combien de fois avez-vous menti
aujourd'hui ? »

Rires gênés dans la salle. La philosophe Nathalie Frogneux poursuit : « Si vous racontez votre journée sans en
rajouter un peu… ce n’est pas très intéressant
, s’amuse-t-elle. Tout le monde ment ! Nous mentons parce que nous exagérons, nous mentons parce
que nous minimisons, nous mentons parce que nous sommes inexacts ! »

 

Mentir en toute sincérité

 

Partons donc de ce
constat : l’être humain est un menteur. L’humanité, pourtant, ne peut
faire fi de la question de la vérité ! « La consistance de notre « être
ensemble », de notre vie commune suppose une articulation entre
exactitude et sincérité »
,
explique Nathalie Frogneux. Elle reprend le philosophe moral britannique
Bernard Williams : « Exactitude
et sincérité. La vérité repose sur ces deux vertus. »

L’exemple de Misha Defonseca, autrice
de Survivre avec les loups, est
parlant. Publié en 1997, l’ouvrage narre l’épopée de cette enfant juive à
travers des forêts d’Europe centrale. Orpheline, la petite Misha aurait échappé
à la Shoah grâce à une meute de loups. Dix ans plus tard, Misha Defonseca, de
son vrai nom Monique De Wael, l’avoue : elle a tout inventé. « Pour
cacher que son père a collaboré en Belgique, pour cacher une identité dont elle
avait honte »
, d’après Nathalie Frogneux.

Il s’agit évidemment d’un
mensonge. D’un très gros mensonge. « Mais c’est un mensonge
sincère !
affirme la philosophe. Misha Defonseca voulait sincèrement
devenir cette petite juive. »
Avant d’être démasquée, l’autrice a
physiquement incarné ce personnage, puisqu’elle a témoigné dans plusieurs
écoles belges. « Elle a donc un vécu de femme qui s’exprime devant des
enseignant·es ému·es et des enfants en larmes, souligne la philosophe. La
parole est menteuse, mais le corps, lui, ne ment pas. »

Les propos de Misha Defonseca
sont mensongers, non pas par défaut de sincérité, mais par défaut d’exactitude.
Son récit, non conforme au monde extérieur, a été démenti par des habitant·es d’une région qu’elle dépeint
maladroitement.

 

« Arrête tes conneries ! »

 

Mais alors, à partir de quel
moment le mensonge trouble-t-il « la consistance de notre « être ensemble » » ? En d’autres termes :
jusqu’où pouvons-nous nous enfoncer
dans le mensonge
 ? « Cela dépend évidemment de chacun·e »,
prévient Nathalie Frogneux. Se jouer du réel est humain : on plaisante,
on baratine, on se raconte des histoires… « Jusqu’au moment où l’on
ressent le besoin d’avouer »
, tranche la penseuse. Avouer, le verbe
est fort mais assumé. Natalie Frogneux précise : « Les aveux sont ce moment de réunification de
soi, de réunification avec les autres,
avec le monde. »

L’aveu résulte-t-il toujours du
désir de la personne menteuse ? Non. Parfois, les Pinocchios sont
démasqués lorsqu’ils se confrontent à autrui. Se référant au philosophe
américain Harry Frankfurt, Nathalie Frogneux conclut : « Vient un certain stade où quelqu'un nous dit : « Arrête tes conneries ! » »