Bernard Friot et Frédéric Lordon ont beaucoup discuté des conditions de possibilité du communisme ; et ont laissé du monde sur la touche
Cette rencontre promettait un dialogue passionné entre Bernard Friot et Frédéric Lordon, les
deux intellectuels communistes français les plus en vogue du moment. A l’arrivée, il m’est difficile de rentrer tant la salle est comble. A l’intérieur, un public divers, jeunes gauchistes, vieux communistes, quelques têtes militantes qui me sont connues. Voyant pour la première fois « en vrai » Bernard Friot et Frédéric Lordon, j’attendais beaucoup de ces universitaires engagés dont les noms me reviennent tous les jours. Le résultat ne fut pas celui que j’attendais.
Un grand débat : le « déjà-là » des institutions communistes
Après un bref rappel des faits et une présentation de leur livre commun En Travail : Conversations sur le communisme, le modérateur lance le débat, partant de trois écarts constatés entre les deux penseurs. Le premier écart était les différences sémantiques entre les deux auteurs. Nous n’arriverons jamais au deuxième écart, la discussion ayant dérivé assez rapidement sur la notion de « déjà-là », centrale dans la pensée de Bernard Friot et en partie discutée par Frédéric Lordon. Pour Friot donc, le « déjà-là » ce sont les institutions communistes déjà présentes ou les institutions non-communistes portant en elles la capacité de réforme afin de les faire devenir communistes. On ne fait pas advenir le communisme de nulle part, il doit prendre appui sur les institutions actuelles et les renverser, afin de finir par arriver au but : « Il faut faire du communisme pour atteindre le communisme ». Cela permettrait de « quitter le paradis », c’est-à-dire quitter l’attente presque eschatologique du communisme dominant selon lui la pensée des militant-e-s communistes du siècle dernier. L’exemple concret sur lequel Friot se base, est la création de la Sécurité sociale en 1945. Il montre que la « Sécu » ne venait pas de nulle part, plus de 1000 caisses de Sécurité sociales existant déjà depuis le début du siècle, mais sous domination patronale. En 1945 et 1946 il y eut donc une transformation d’une institution capitaliste et patronale en institution communiste, la Sécurité sociale actuelle. Frédéric Lordon a expliqué ne pas avoir été d’abord complètement en accord avec ce « déjà-là », mais a fini par le comprendre et l’adopter comme « cheville pratique ». Le concept serait utile car il dés-utopiserait le communisme, le fait qu’une base existe déjà donne un espoir et un tremplin pour s’y battre. L’utopie, le renvoi à un autre monde, est en effet déjà une position de défaite, de renoncement. Il ne souscrit pourtant pas à la dimension profonde métaphysique du « déjà-là » chez Friot.
Un débat cependant enfermé dans une langue philosophique inaccessible
Vous avez de la chance de lire ce petit résumé du grand débat de la discussion ainsi, car vous n’auriez peut-être pas compris l’original ! Le débat, même pour un étudiant en quatrième année à Sciences Po comme moi, était terriblement difficile à suivre. Chaque prise de parole des penseurs et du modérateur fut enrobée dans un jargon philosophique totalement inaccessible pour le commun des mortels. On comprenait rapidement que pour Friot, Lordon et leurs habitué-e-s il ne s’agissait que de l’énième continuation d’un débat déjà eu 1000 fois et dont les bases étaient déjà acquises, mais le néophyte en était alors exclu. Les questions posées à la fin étaient révélatrices du débat. Plutôt que de demander des éclaircissements, les intervenant-e-s préféraient exposer durant cinq minutes leur bonne compréhension de la pensée des maîtres, avant de poser une question bateau pour se justifier d’avoir pris la parole. Je suis donc ressorti de la conférence avec une grande interrogation sur le sens politique de tout cela. A moins de vouloir former une avant-garde d’étudiant-e-s en philosophie et de militant-e-s déjà convaincu-e-s, à quoi bon continuer d’asséner des discours aussi obscurs ? Cela fera-t-il vraiment avancer la cause du communisme ?