Fictions de Pedro Costa à travers le prisme de Jacques Rancière
Les regards scintillants rivés sur la toile de projection de l’auditorium des Beaux-Arts de Lille, plongé dans l’obscurité, rappellent paradoxalement certains contrastes d’image de Vitalina Varela. Une intrigue réaliste qui fascine, une fascination du réel intrigante : ce 14 novembre 2021, le philosophe Jacques Rancière saisit la fiction récompensée du Léopard d’Or en 2019 pour s’intéresser à la structure de son récit. Le réalisateur Pedro Costa revient sur la valeur d’un travail routinier détaché de tout instinct artistique.
Langage véritable
Les personnages de Pedro Costa contestent une appartenance distincte à une forme habituelle du récit. Entre le documentaire et la fiction réaliste, le caractère inventif qui en découle fascine et trouble dès la première image. Cette construction d’une fiction d’un mode atypique, à partir de personnages tragiques, conduit à un essai du réel par le langage. La paume de main vers le plafond, Jacques Rancière semble empoigner la spécificité du discours employé : « Ce qui attrape, c’est la manière dont ils parlent, avec solennité ». L’actrice met sa propre vie au niveau de l’histoire et les différents personnages portent la parole comme une vérité de leur situation. Vitalina Varela met le spectateur face à des corps réels qui essaient de formuler leur vérité.
Tournage de l’intime
Pedro Costa réalise son oeuvre en identifiant sa posture comme étrangère par rapport au sujet féminin de son récit : « Il faut du temps pour faire un film comme ça. Le premier sentiment, c’était que je ne finirais jamais ». Le tournage s’inscrit dans une routine qui convainc à participer. La volonté de travailler les problèmes, mais aussi les regards et les gestes requière du temps que les personnes n’ont jamais possédé. Dans l’espace de la chambre de Vitalina, le réalisateur éprouve à la fois la figuration d’un cinéma intime, paradoxalement public, et la sensation de s’enfermer petit à petit dans les murs des maisons. Par homonymie, Pedro Costa explicite le travail oratoire des personnages, notamment le prêtre Ventura : « Sa voix et sa voie, c’est la même : partir un peu loin
pour revenir finalement à lui-même ».
Narration en cours
La formation du récit renvoie à une progression. La dimension inusuelle de certains lieux n’échappe pas à l’appréciation de Jacques Rancière : « Il y a la maison, mais aussi les scènes énigmatiques du jardin. Qu’est-ce que cela veut dire ? ». Pedro Costa avance des difficultés résolues collectivement : « Les gens cultivent clandestinement la nuit. J’ai associé le jardin à Ventura ». La passion de Jacques Rancière pour le récit de Pedro Costa continue : « On sort d’un statut de cinéma politique. Le demi-tour est brutal». Les spectateurs de la conférence s’accordent sur l’appropriation travaillée de l’image et du son. Vitalina Varela relève d’une intimité cinématographique, d’une réalité qui s’essaie à sa propre mise en scène.