Olivier Fillieule et Fabien Jobard : « La France est restée en marge de la stratégie de désescalade et a opté pour la brutalisation du maintien de l’ordre ».
Ce
 vendredi 19 novembre 2021, une soixantaine
 de personnes s’est réunie à la médiathèque Jean Lévy de Lille pour
 engager une discussion avec Fabien Jobard et Olivier Fillieule autour de
 leur dernier ouvrage, paru en octobre 2020 :
 Politiques du désordre. La police des manifestations en France.
 L’occasion de revenir en détails sur l’évolution de la nature du maintien de l’ordre en France depuis des décennies.
 « L’union fait la force ».
 Tel pourrait
 être l’adage qui caractérise le mieux la relation entre les deux
 auteurs Fabien Jobard et Olivier Fillieule. Le premier est chercheur au
 CNRS et spécialiste des questions policières, tandis que le second est
 professeur de sociologie politique à l’université
 de Lausanne et spécialiste des mouvements sociaux. Ils ont décidé de
 collaborer pour la rédaction de ce livre qui se situe au croisement des
 deux thématiques qu’ils étudient : maintien de l’ordre et mouvements
 sociaux. Un travail qui ne repose pas sur une
 enquête récente réalisée sur un temps court, rappellent-ils, mais bien
 sur la reprise de résultats de recherche accumulés par les deux auteurs
 depuis près de trente ans (entretiens, observations participantes et
 archives). Une méthode qui fait l’originalité
 de ce nouveau livre.
« En France, les gens ne manifestent plus, ils déambulent ».
 Fabien
 Jobard et Olivier Fillieule tiennent à replacer la discussion dans une
 dynamique historique. Ils s’appuient sur le postulat, émis par Norbert
 Elias, de « pacification
 tendancielle de nos civilisations » depuis des siècles. Ils y opposent
 un autre concept repris à Marcel Mauss : la « brutalisation ». Le
 premier semble guider nos sociétés depuis des décennies mais vole en
 éclat au regard de l’actualité brûlante des dernières
 années, laissant place au second concept : la « brutalisation des
 stratégies de maintien de l’ordre ». 
 Une
 interrogation guide alors leur réflexion. Face à une apparente
 pacification de nos sociétés, assistons-nous à un retournement de
 paradigme consacrant la stratégie de
 brutalisation ou s’agit-il, au contraire, d’une parenthèse vouée à
 disparaitre pour redonner sa place au processus de pacification ?
Au
 cours des siècles, ce concept – purement français – de « maintien de
 l’ordre » s’est traduit par la volonté de « maintenir le contrôle sur
 des foules contestataires ».
 Depuis 2015, et l’émergence des mouvements sociaux en opposition à la
 loi El-Khomri, les stratégies de maintien de l’ordre se sont
 radicalisées et ont alimenté le débat public. C’est ce qui a amené les
 deux auteurs à se poser cette interrogation sur l’apparition
 de la stratégie de brutalisation. Et s’ils disent ne pas avoir de
 réponse à la question de savoir quand la brutalisation va disparaitre au
 profit du retour de la pacification, ils mobilisent plusieurs arguments
 montrant que le processus de brutalisation n’en
 est qu’à ses débuts, parmi lesquels les politiques néo-libérales mises
 en œuvre en France. Celles-ci entérinent une baisse des budgets
 consacrés au maintien de l’ordre, ce qui se traduit par une réduction
 des effectifs et donc un fractionnement des services
 de police. De ceci découle la mise en service de moyens techniques à la
 puissance démesurée tels que le flashball ou les LBD. Les politiques
 néolibérales permettraient donc des « économies d’hommes » aux
 conséquences désastreuses sur le maintien de l’ordre.
Enfin,
 ils reprennent largement le cas des Gilets Jaunes pour illustrer leur
 propos. Pour eux, cette contestation incarne les effets du
 néolibéralisme aussi bien
 d’un point de vue de la répression du mouvement que de la forme de ce
 dernier. Cette protestation s’est caractérisée par un refus de
 l’organisation (pas de rendez-vous ni de trajets définis). Ce qui leur
 vaut cette expression :
 « En France, les gens ne manifestent plus, ils déambulent ».
« Du maintien de l’ordre au rétablissement de l’ordre ».
 
 Depuis
 le tournant des années 2000, on assiste donc à un basculement
 idéologique concernant les stratégies de maintien de l’ordre en France.
 Le quinquennat de Nicolas
 Sarkozy a participé à ce changement de paradigme. D’une part en
 « saignant les effectifs de police » au profit de « petites équipes
 projetables », selon l’expression de B.Hortefeux. D’autre part, en
 adoptant un arsenal juridique en cohérence avec cette idée.
 La loi Estrosi, adoptée en 2010, consacre la technique « d’arrestation
 préventive ». Son but est clair : punir un individu pour une intention.
 Aujourd’hui, la stratégie de maintien de l’ordre est alors caractérisée
 par la notion « d’incapacitation sélective »,
 qui se traduit à la fois par les arrestations préventives empêchant
 certains de manifester mais également par la technique de la nasse
 visant à soumettre les manifestants dans un lieu sans possibilité de
 sortie. Une technique particulièrement appréciée du
 Préfet de Paris Didier Lallement qui couple soumission avec la nasse et
 punition avec le gazage qui s’en suit.
 Face
 au constat dressé par Jobard et Fillieule, une limite peut être
 formulée : qu’en est-il des préconisations des chercheurs pour parvenir
 concrètement à réduire la violence
 systémique qui gangrène la police de manifestations en France ? Les
 deux chercheurs ne se sont pas penchés sur cette dimension. La
 conférence se conclut sur une phrase du binôme qui accable le
 gouvernement et qui résume parfaitement le discours ambiant :
 « Le
 mantra du pouvoir politique actuel pourrait se définir ainsi : ‘une
 bonne manifestation est une manifestation qui n’a pas eu lieu’ ».

