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L’envers de l’effort, une investigation des ressorts du travail domestique chez les grandes fortunes

Au moyen d’un livre qui restitue les principales conclusions de sa thèse de doctorat, Alizée Delpierre met la lumière sur les mécanismes de domination à l’oeuvre dans les relations plurivoques qui unissent les riches et leur personnel.

Le servi et l’asservi

    « Les domestiques existent toujours ». C’est par cette remarque qu’Alizée Delpierre choisit d’introduire son ouvrage Servir les riches, les domestiques chez les grandes fortunes. Car en effet, si les évolutions lexicales ont lentement transformé la désignation usuelle de ces hommes et de ces femmes, -on parlera dorénavant d’ « aides ménagères » ou d’ « aides au domicile »- la réalité pratique du métier, elle, demeure. C’est d’ailleurs le maintien inconditionnel dans le temps de ces étonnantes cohabitions qui a, nous explique Alizée Delpierre, suscité sa curiosité.

    Etonnantes, d’abord, parce qu’elles constituent une sorte de contre-pied aux habitudes de distanciation sociale pratiquées par les membres des classes supérieures. Que ce soit dans les logiques qui gouvernent la scolarisation de leurs enfants ou même leur occupation de l’espace urbain, les riches ne côtoient pas les étrangers à leur milieu. Mais paradoxalement, le seul endroit où les très fortunés se confrontent à l’altérité, c’est dans l’espace de vie le plus intime qui soit : leur domicile. Comment se structurent alors ces relations de travail ?

L’ « exploitation dorée »

    Une première donnée sur laquelle insiste Alizée Delpierre : il faut rompre avec le « mythe misérabiliste » qui entoure la question des conditions de travail des domestiques. Certaines des femmes de chambre avec qui la sociologue s’est entretenue gagnent entre 3 000 et 5 000 euros par mois, une intendante peut en gagner 9 000, un majordome 10 000. Ces domestiques font même souvent partie des 10% des Français les plus riches.

    Mais bien que les dominés soient, en quelque sorte, moins dominés qu’on ne le pense, ils demeurent tout de même des subalternes. C’est ce qu’Alizée Delpierre nomme l’ « exploitation dorée », c’est-à-dire l’idée que ces fortes rétributions matérielles se payent, pour le domestique, au prix d’une mise à disposition totale de son corps et de son temps. Cette situation précaire engendre d’ailleurs un important turnover. Des démissions à la suite desquelles les anciens domestiques se retrouvent soudainement sans logement, sans salaire et sans sécurité sociale.

La domination : mouvements et conflits

    Si les servis dominent indubitablement les servants, la relation n’est pas pour autant unilatérale. Pour illustrer cela, Alizée Delpierre explique que les domestiques offrent, par leur travail, l’opportunité aux riches d’acheter du temps et ainsi de se reproduire efficacement en tant que classe sociale. Cette situation de relative interdépendance est un levier de négociation parfois employé par les domestiques.

    La domination est donc l’objet de luttes implicites au sein du foyer, et il n’est pas rare que les riches, eux aussi, procèdent pour rétablir leur autorité et l’état « naturel » de domination. À ce titre, les employeurs changent parfois le prénom de leurs domestiques par commodité, cloisonnent l’accès à certains espaces de la maison, les intiment d’invisibiliser leur corps ou encore de demander la parole avant de la prendre.

Nayl Fassi