Rousseau et les pronoms : la représentation du voyage de l’être du « rien » au « je »
Venir au plus près de l’écriture de Rousseau, tel est l’objectif du dernier ouvrage de Yann Mouton, Jean-Jacques Rousseau, manière d’écrire et manière d’être. À travers une analyse des pronoms dans ses œuvres, Mouton, agrégé de philosophie, et son éditeur Jean Bourgault, explorent la manière dont Rousseau parle de la condition humaine.
L’utilisation du pronom « il » désigne l’homme, à l’état de nature, en tant qu’il n’est rien. L’homme n’est qu’ensemble de possibilités, défini par sa liberté à choisir entre « acquiescer » (un consentement libre) ou « résister ». Ce n’est qu’avec la sociabilisation qu’il devient sujet, renonçant à être « rien ». Ce passage est marqué par un désir d’appropriation. L’homme déclare : « ceci est à moi ». Ce désir brouille la frontière entre le « ceci » et le « moi », amorçant la catastrophe de l’amour-propre : l’envie de posséder, d’être reconnu, d’avoir du pouvoir.
Le « soi » est-il un amour de soi ou un amour-propre ?
Rousseau conçoit le « soi » comme la conscience. Dans cette quête de soi, l’éducation joue un rôle primordial, visant à protéger l’enfant de l’amour-propre, le désir d’être le meilleur. Dans Emile, ou De l’éducation, l’enfant teste sa capacité à acquiescer ou résister face au monde. L’éducation doit orienter l’être vers l’amour de soi, défini comme la pitié, une forme de sympathie pour autrui.
Un « nous » est-il possible ?
Le « nous » exprime le désir d’un vivre-ensemble, distinct du « nous » du Contrat Social. En effet, l’Etat ne pouvant garantir la création d’une histoire collective, ce « nous » naît d’une promesse mutuelle entre les hommes : renoncer à la domination pour garantir la liberté de chacun. Il peut prendre forme dans le principe d’une assemblée : un corps composé de plusieurs voix, mais d’un seul esprit.
Le « je » comme être sociabilisé
Le « je » désigne l’être qui se reconnait capable de vivre en société. Un moment de saisissement du soi et de ses capacités. Mouton et Bourgault analysent un passage des Rêveries du promeneur solitaire où Rousseau raconte son accident. Renversé par un chien, il perd connaissance et, en se réveillant, fait l’expérience d’une pure présence au monde : le sentiment d’existence. « Je naissais dans cet instant à la vie. » Ce « je » est l’instant où l’être, autrefois rien, prend conscience de la réalité. Rousseau, émerveillé par ce sentiment d’être un « je », souhaite que cette perception perdure par une relation saine entre les hommes.
La conférence se termine par une brève réflexion sur le geste corporel de l’écriture. Rousseau affirmait : « J’ai fait des livres, il est vrai, mais jamais je ne fus un livrier ». Son écriture, à travers la diversité des pronoms utilisés, devient un opéra de voix racontant le voyage de l’homme, du rien au « je ».
Chloé LAURENT