Laurence Devillairs répondait aux questions de Jérémy Caron, professeur de Philosophie.
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Pour une esthécologie : la splendeur peut-elle sauver le monde ?

A l’heure où les écosystèmes s’effondrent et l’urbanisation s’étend, Laurence Devillairs, normalienne, agrégée et docteure de philosophie s’est posée la question de la splendeur. Inattendu problème que soulève l’autrice de « La Splendeur du monde. Aller à la rencontre de la beauté » (Stock,2024) qui prend racine dans un questionnement sur le moi que lui a soufflé celui pour lequel elle manifeste un intérêt particulier : Blaise Pascal.

Á « Qu’est-ce que le moi ? » (Pensées, 323, Br), Laurence Devillers répond « ce que j’ai vu », c’est-à-dire ce dont j’ai fait une expérience intellectuelle, charnelle et spéculative à la fois… jusqu’à former une « identité esthétique ». Notons que cette identité inclut d’emblée toute l’altérité du monde, elle inclut tous les moments où je ne suis pas moi. Et elle appelle le concept de « splendeur »

Le concept de splendeur

Attachée aux philosophes du XVIIème siècle, Laurence Devillairs ne s’interdit pas un détour par Kant pour appuyer ses distinctions conceptuelles. L’agréable, par exemple, renvoie à nos goûts et confisque d’une certaine manière la beauté (j’aime, je n’aime pas) ; c’est un concept insatisfaisant parce qu’il ne permet pas de décrire les expériences esthétiques qu’on peut avoir de choses qui ne nous plaisent pas. Le merveilleux, pose le même problème de l’égotisme (c’est pour moi que je m’émerveille) Le sublime, lui, peut ne pas être beau, il est monstrueux, difforme, comme l’océan qui se déchaîne.
          La splendeur, enfin, c’est la beauté sous forme de choc, de trouble. Elle est une expérience vécue, parfois causée par un simple détail ; mettons un petit pan de mur jaune. Elle est une expérience vécue jusqu’au bout, qui dépasse l’opposition de nature et de culture. La splendeur : soudain quelque chose s’allume dans le monde et en moi. La splendeur : un geste, un vol de gypaète, un tableau de Karl Appel. N’est-elle pas subjective ? Certes non : elle est intime au plus haut degré, mais paradoxalement c’est cette intimité qui la rend partageable. Quand on reste en surface, on n’a rien à communiquer.

Peut-on encore trouver de la splendeur à l’âge du surtourisme ?

          Elaborant une philosophie de l’expérience esthétique, Laurence Devillairs est allée voir ces sites dont la beauté fait la renommée internationale. Méfiante face au mépris de classe que contenu dans le terme de « surtourisme », elle alerte plutôt sur le tourisme de la peur. Peur de manquer les « immanquables », envie de « faire » Rome… Non, on ne fait pas Rome, on ne peut faire l’expérience de la splendeur que si on laisse Rome nous défaire.

Il s’agit de ne plus se prétendre maître de ce qu’on voit. Au contraire, lorsqu’on fait l’expérience de la beauté comme une chose qui nous dépasse, on se met à protéger cette beauté. Lorsque, comme c’est courant, on fait cette expérience devant la nature : on débouche sur le concept d’esthécologie, mot-valise formé d’esthétique et d’écologie.

Nous avons perdu beaucoup des institutions qui étaient faites pour nous donner de l’espoir : la religion, la politique. La beauté reste un des universels autour desquels se retrouver… au moins le temps d’une conférence.