Vivre entre les langues par Heinz Wismann
Loin du châtiment
divin de la tour de Babel, la diversité linguistique serait à vivre comme une
grâce : la « pérégrination
entre les langues » induit une réflexivité critique sur notre rapport
au monde. La langue n’est pas une barrière, mais un miroir. Alors comment une langue vit-elle ? Et
comment vivre entre les langues ?
Parler,
c’est universaliser son rapport au monde. Pour le philosophe et philologue
Heinz Wismann, « l’universel
n’existe pas, il existe seulement des tentatives d’universalisation ».
C’est ainsi que la langue vit : par cette reformulation incessante du
singulier désirant être compris par autrui. « On
parle pour créer une espèce d’électricité qui permet à ceux qui sont trop
tendus de se décharger et ceux qui ne le sont pas assez de se recharger. »
La vie des langues
Une langue, quelle qu’elle soit, fonctionne
sur deux registres : le dénotatif, qui attribue un sens littéral et
permanent au mot, et le connotatif, qui permet de dépasser l’univocité de la désignation. La langue peut désigner,
dénoter, identifier quelque chose de façon monosémique, mais elle peut aussi ajouter
une signification affective à ce qui est dit : c’est le vouloir-dire. En greffant une connotation, une « nuance métaphorique », à la dénotation, le sujet
parlant fait vivre la langue. Son souci de communiquer à autrui un rapport au
monde qui lui est propre enclenche le processus d’universalisation. Par
exemple, dire de quelqu’un qu’il est « vache » mobilise le registre
connotatif de la langue. Mais ce vouloir-dire
n’est pas universel. Chaque langue a son histoire, son univers mental dans
lequel les sujets puisent pour ajouter un sens connotatif aux mots. En effet, l’expression
« être vache » ne correspond pas à l’imaginaire de la culture
indienne…
« Mais la différence entre les langues
n’est pas une perte d’universel, c’est une promesse d’universalisation », précise Heinz Wismann.
Les langues créent un rapport au réel
spécifique, et la diversité de ces rapports nous permet de réfléchir – aller et revenir – et de
corriger les évidences dont nous étions partis. Ce va-et-vient entre les langues met en lumière de « petits écarts linguistiques »
et offre un potentiel de réflexivité critique au sujet parlant. Ainsi notre
compréhension du monde n’est plus rivée à une certitude unique, et les langues peuvent mutuellement s’enrichir.
Par exemple, dans ses « sonnets à
Orphée », Rilke utilise l’expression Komm und geh – vient et va – qui provient du va-et-vient français.
Quand on se
détache de soi pour apprendre une langue étrangère, on assimile un nouvel
imaginaire linguistique. Ainsi la diversité des langues enrichit le vouloir-dire en élargissant le champ du
connotatif. Selon Heinz Wismann, si l’on voyage entre les langues, « celles-ci sont capables de tout dire. Mais
elles ne peuvent pas tout dénoter ».