« Le manque d’être est devenu un manque d’avoir »
Dès l’Antiquité, le philosophe Socrate a révélé aux Hommes leur besoin d’apporter une réponse au manque. En posant des questions plutôt qu’en créant du savoir, il a instauré du vide. Une révolution insupportable aux Athéniens, qui le condamnèrent à mort. Qu’en est-il de notre époque ? La philosophe Mazarine Pingeot était invitée par le festival Citéphilo ce lundi 18 novembre, pour explorer le thème du manque.
La conscience de la mort fait de nous des êtres symboliques, des êtres manquants. Un caractère déficitaire que la société capitaliste contemporaine a su saisir et employer à son profit. Où est le vide dans un monde plein, où tout instant est pris ? Où retrouver l’ennui, lorsque l’économie du divertissement et les smartphones l’étouffent ?
Comment la société de consommation a-t-elle récupéré le manque ?
Acheter « sans », « sans paraben », « sans additifs », « sans pesticides » est devenue la nouvelle garantie d’un achat éthique, engagé et bénéfique pour la santé. Le marketing fait la promotion du « sans », transformant l’absence d’un certain nombre d’ingrédients néfastes en une promesse positive, une chose pleine. Il a réussi à inscrire la décroissance comme une valeur ajoutée pour stimuler la consommation.
Une stratégie du bouclier au manque qui s’étend à de nombreux domaines : du développement personnel, au transhumanisme, en passant par l’intelligence artificielle. Le premier « vend du bonheur », plutôt que de chercher à construire du sens en transformant cette angoisse en pensée, tandis que les autres sont des réponses scientifiques au manque. Une volonté d’adapter le monde à ses besoins et à ses désirs, en éradiquant la faiblesse et la mort.
Cependant, la philosophe met en garde : il ne faut pas se leurrer, le manque d’être ne peut être comblé par le manque d’avoir.
Accepter le manque pour repenser
Selon Mazarine Pingeot, le monde est plein, trop plein, si plein que l’on ne distingue plus les nuances et les différentes dimensions des choses. En refusant de laisser une place au vide, on étouffe l’interrogation.
Repenser revient à réintroduire la faille et le tragique au cœur de nos réflexions. Cela passe par le questionnement de nos narrations, comme celle de la « sobriété heureuse », qui véhicule une idée de plénitude et de modèle abouti, excluant toute place pour le manque. Or, le manque est un moteur essentiel, car il incite à réfléchir et donc potentiellement, à agir.
La philosophie aussi peut ouvrir de l’espace, en séparant les concepts des idéologies contemporaines qui les déforment. Pingeot illustre cette idée en distinguant principes et usages : « non, l’universalisme n’a pas conduit au colonialisme, il a été utilisé. »
Emprunter le chemin du manque, c’est embrasser son incertitude, son ambivalence, à l’image de l’amoureux, qui accueille à la fois le bonheur et l’inquiétude.
Hannah Marie