L’esprit européen : penser l’altérité par les langues
Dans son ouvrage Lire entre les lignes. Sur les traces de l’esprit européen, Heinz Wismann explore les langues de culture et leur potentialité à enrichir notre pensée. Entre étymologie, traduction et résonances poétiques, il nous invite à « penser entre les langues ».
Que signifie le titre de son ouvrage Lire entre les lignes ? Heinz Wismann évoque une immersion dans les textes, une lecture dépassant le sens apparent.
Heinz Wismann : un « passeur » entre les langues
Heinz Wismann se voit lui-même comme un « passeur », passant d’un sens d’un mot à un autre, telle un funambule au-dessus d’un abîme. Le passage d’une langue à une autre permet de découvrir des sens nouveaux et inattendus aux mots. Heinz Wismann illustre cela par deux exemples. Le mot « liberté » en français renvoie à l’affranchissement d’un esclave, tandis que son équivalent allemand, « freiheit », renvoie à l’idée d’appartenance, par exemple communautaire. De même, le verbe « appartenir » signifie en français une proximité physique ou matérielle, alors qu’en allemand, « gehören » suggère une obéissance, une réponse à une injonction, ou à un devoir. Chaque langue porte ses propres connotations, issues de son histoire et de sa culture.
Wismann oppose le langage connotatif, riche en suggestions, au dénotatif, un usage purement utilitaire de la langue, au sens univoque. Son approche est aux antipodes de celle d’Heidegger, qui concevait les mots comme figés dans une vérité étymologique unique.
L’éthique de la philologie : reconnaître les blessures des langues
Wismann évoque des écrivains comme Paul Celan, également un « passeur entre les langues ». Celan écrivait en allemand, une langue dénaturée par l’usage qu’en ont fait les nazis. Les poèmes de Celan sont des réfections des poèmes romantiques allemands, bercés par des idéaux. Wismann définit son écriture comme « négative » dans le sens où elle affirme l’impossibilité d’une poésie optimiste après Auschwitz. Sa poésie se présente comme « froide », structurée, en opposition au souffle chaud de la poésie romantique. Cette réflexion rappelle celle d’Adorno : la vérité naît de la négativité et du refus des idéaux illusoires.
Cette éthique traverse également l’œuvre de Walter Benjamin, qui soulignait la perte d’expérience quand le langage échoue à exprimer certains vécus, comme ceux des soldats traumatisés par la guerre. La blessure de la langue, Jacques Derrida l’évoque également dans Le monolinguisme de l’autre : pour lui, le français est une langue imposée par le colonisateur. Il fait état d’une violence insurmontable : « Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne ».
Cette réflexion sur la langue comme à la fois blessure est espace de création montre comment les langues portent les traces de nos histoires collectives et individuelles. Ce que Wismann appelle « l’esprit européen », c’est cette capacité à accueillir la diversité des langues, à traverser leurs connotations et à accepter leurs différences.
Chloé Laurent