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Interview de Barbara Cassin par Estelle Aubin et Laura Ayad

BARBARA CASSIN À L’HONNEUR

 

 

Elle est philosophe. Mais pas
que. Elle est aussi philologue. Philosophe et philologue, c’est dire
l’amplitude de la dame. Invitée d’honneur du festival, Barbara Cassin sème son
savoir çà et là dans Lille. Ce matin, elle nous a donné rendez-vous à l’hôtel du
parvis Saint-Maurice.

Au fond, dans un coin, Barbara
Cassin est là, entre le café et les miettes du petit-déjeuner. Entre tableaux
bigarrés et boiseries, sa crinière tranche. Elle vous regarde droit dans les
yeux, s’exprime délicatement, sans fausse note. Le langage, elle en a fait son
apanage. Au détour d’une phrase, la directrice de recherches au CNRS sort, sans
l’ouvrir, un épais dossier. Ses travaux ne doivent pas la quitter, jamais. Puis,
elle poursuit ses réflexions. Comme si de rien n’était.

 

 

En quoi votre travail relève-t-il à la fois de la philosophie et de la
philologie ? Vous considérez-vous davantage philosophe ou
philologue ?

Le terme « philosophe »
est vraiment très général. C’est « l’amour de la sagesse » mais on
ignore ce que cela signifie exactement. « Philologue » est au moins
aussi imprécis. Cela peut se traduire par « amour du logos »,
« amour de la langue », « amour des langues ». La
philologie ne part pas de la langue mais des langues. On part d’un pluriel. Au
cours des siècles, chacun de ces deux arts s’est spécialisé. D’ordinaire, les
philosophes sont enseignants tandis que les philologues travaillent plutôt les
textes anciens. Il se trouve que je me suis spécialisée dans la philosophie grecque.
Quand je me prétends philologue, c’est ainsi une manière de dire que je n’ai
pas envie d’énoncer des généralités sur la philosophie grecque. Je préfère
ausculter les écrits tels qu’ils existent, tels qu’ils sont transmis, à travers
lesquels on peut s’interroger et s’étonner. La philologie, c’est mon type
d’entrée dans la philosophie, c’est ma méthode.

 

Pourquoi ce besoin de qualifier ainsi votre rapport à la philosophie ?

Je trouve que les philosophes
sont parfois très prétentieux et qu’ils estiment généralement détenir le
savoir, la vérité. L’universel, c’est eux. Cette vision m’embarrasse. C’est
pour cela que je ne dis pas facilement que je suis philosophe. Comme beaucoup
d’autres, je remets en question ce statut. A mes yeux, la philosophie se caractérise
par le pas de recul, par la critique, plutôt que par l’universel. C’est un art
de la question. Nombreuses sont alors les choses qui deviennent « philosophiques »,
qu’on ne caractériserait pourtant pas d’emblée sous ce prisme-là. La
philosophie, c’est à la fois une tradition de certitude et de mise en doute.
Paradoxal non ? Dans le fond, la philologie, c’est ma manière de mettre
tout en doute.

 

Votre pratique de la philosophie et de la philologie est-elle traversée
par une raison pratique ? Y-a-t-il une finalité inhérente à vos travaux ou
sont-ils purement spéculatifs ?

Je pense qu’il faut franchir les
espaces temporels. Travailler les Grecs pour les Grecs n’a pas grand intérêt. Il
s’agit plutôt d’étudier leur rapport à la manière dont nous vivons aujourd’hui.
C’est passionnant de s’étonner de notre réel, à partir de ce qu’on a pu
apprendre ailleurs. Le grec, comme langue, monde, politique, m’a enseigné des
choses pour le meilleur et pour le pire. Par exemple, logos en grec, que les latins ont traduit par « raison et
discours », exprime énormément de choses. Mais ceux qui ne parlent pas
grec ne pensent pas comme eux, ne sont peut-être même pas considérés comme des
hommes : ce sont des « barbares ». Ce genre d’opposition,
transposée dans le monde d’aujourd’hui, est très forte, très violente mais
captivante. Ces derniers temps, j’ai beaucoup travaillé la question de la
traduction. La langue grecque n’est pas la même que la nôtre. Les manières
d’ouvrir le monde ne sont pas analogues. Elles sont liées à la langue et
réciproquement. Aujourd’hui on se souhaite une « bonne journée » mais
en grec on se disait « réjouis-toi », en latin « porte toi
bien ». Là se niche mon intérêt pour la traduction, pour ses passages, ses
manières de « circuler entre » : c’est un savoir-faire avec les
différences ».

 

On peut donc dire que traduire permet d’appréhender la diversité, la
multiplicité…

Effectivement, traduire, ça
commence par l’apprentissage de la diversité. Comprendre qu’il y a un autre.
Soi-même, on n’est pas tout. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, on n’est
pas soi-même le bon représentant, le seul tenant de l’universel. L’universel
est toujours l’universel de quelqu’un mais on ne le voit pas. Voilà le grand
danger. J’ai beaucoup de mal à mettre des majuscules à la « vérité »,
au « bien ». Je ne crois pas à la vérité univoque. Il faut compliquer
l’universel.

 

Les langues semblent donc être votre manière d’analyser le monde. En
quoi le concept de performativité interfère-t-il avec l’étude du langage ?
Pourquoi revendiquer la position sophistique ?

Le performatif n’est qu’une
possibilité de la parole parmi d’autres. La philosophie l’a longtemps laissé de
côté ou, du moins, elle l’a simplement travaillé sous l’aspect de la
rhétorique, c’est-à-dire de la persuasion souvent démagogique. Disons « sophistique »
a, pour Platon, un sens péjoratif. Les sophistes sont ceux qui vous
convainquent de n’importe quoi si vous êtes assez malléable. Mais, pour moi,
c’est une mauvaise façon de poser la question. Je ne suis pas héritière de la
sophistique telle qu’elle a été perçue et décrite dans la grande tradition
philosophique. La philosophie a peur de la sophistique parce que cette dernière
dévoile la manière dont la philosophie fonctionne. A travers une remise en question
du poème de Parménide, considéré par beaucoup comme fondateur de la
philosophie, Gorgias, le sophiste, établit que « l’être est un effet de
dire ». L’être, on ne le « dévoile » pas, on le construit. C’est
ce renversement que j’appelle « performance ». Je pense que la
sophistique permet d’entrevoir cette dimension-là du langage, qui compte énormément
en politique. Il y a un pouvoir du discours. Indissolublement bon et mauvais,
il peut tout. C’est passionnant.

 

Comment avez-vous perçu les subtilités du langage et des langues ?

On le comprend dès qu’on se
délocalise. Deleuze l’exprime avec le très joli mot
« déterritorialiser » qui peut se traduire par « se regarder
depuis dehors ». La sophistique regarde justement l’ontologie, la grande
philosophie traditionnelle, depuis l’extérieur. C’est cette position-là, certes
minoritaire, qui m’intéresse. On ne parle par concepts mais par mots, même
quand on se prétend philosophe. Quand je dis « mind », je ne dis ni
« esprit », ni « geist ». Ça ne produit pas le même genre
de texte. Pareillement, il existe, en anglais, deux termes pour
« liberté ». « Freedom » d’une part, exprimant la liberté
horizontale, entre camarades égaux, et « liberty » d’autre part,
marquant la liberté verticale, transmise de père en fils. De même pour la
distinction entre « like » et « love ». Derrière chaque
langue, il y a une culture. Il faut et suffit d’apprendre une autre langue pour
comprendre que soi-même on en parle une.

 

Quel est votre rapport à la vulgarisation, qui est elle-même une sorte
de traduction ? Comment rendre la philosophie accessible à tous ?

Sans rien céder. Ouvrir, sans
rien céder. Je pense qu’il y a le meilleur et le pire dans la vulgarisation. Le
pire, c’est croire qu’on a compris et qu’on peut s’en servir tout le temps. Le
meilleur, c’est faire réfléchir. Sans rechercher les recettes de développement
personnel, la vulgarisation doit plutôt inciter à la réflexion.