Adèle Van Reeth : « La philosophie, une manière de se réconcilier avec notre finitude »
Rencontre à la cafétéria du Palais
des Beaux-arts, style lounge et tables en bois épurées. Adèle Van Reeth,
entourée de son producteur et de sa chroniqueuse, Géraldine Mosna-Savoye, nous
accueillent parmi beignets et gaufres liégeoises. De quoi mettre l’eau à la
bouche. Ici, on célèbre l’esprit lillois, presque autant que celui philosophique.
Ils sont venus à Citéphilo pour enregistrer et animer plusieurs conférences,
qui seront diffusées dans leur émission radio, Les Chemins de la philosophie, sur France Culture. Adèle Van Reeth se
tient là, droite et assurée, dans un col roulé noir. Tout en simplicité. La discussion
est placée sous le sceau de son rapport à philosophie, puis s’échappe vers sa vision
de l’existence. Elle réfléchit, hésite, reformule, tente le vrai, sans trop y
croire. Cette « Indiana Jones de la philosophie »,
comme elle aime se présenter, marque pauses et points. Sans Rangers ni lasso,
mais avec un goût impitoyable pour la vie. La dame a fait de la philosophie son
compagnon de route, sans obsession, mais avec un appétit tranquille.
Quel est votre rapport
à la philosophie ?
Ce
n’est pas un rapport conflictuel. Je ne peux pas non plus dire que la
philosophie est une passion. Pour l’émission radio que j’anime, pour cette
transmission, oui, il y a une flamme. Mais la philosophie est plus un endroit
où je me sens bien, car le but, s’il y en a un, est de formuler des questions
et pointer des problèmes. Sans apporter des réponses. C’est aussi le lieu de la
nuance. On peut tout remettre en question, l’évidence n’est jamais tenue pour
acquise. Je n’ai pas du tout un rapport cérébral à la philosophie. Je n’ai pas
de goût pour la virtuosité d’un raisonnement. Elle ne m’intéresse que si elle
m’apporte quelque chose. Certains textes philosophiques ont de tels échos en
nous qu’ils ont une implication directe sur la manière dont on conduit notre
vie.
Qu’est-ce que vous
attendez de la philosophie ?
(Elle marque une
pause, hésite). Je
ne sais pas si je recherche vraiment quelque chose. Peut-être, qu’elle me
stimule. J’ai un rapport assez créatif, sensible à la philosophie. Ça ne passe
pas seulement par le cerveau. J’aime les auteurs qui m’émeuvent. Par la
dramaturgie aussi, ou l’art de la prose. La philosophie qui me parle est celle
qui a un lien direct avec l’existence. Elle jette une lumière sur des choses
qu’on vit et qu’on ne pensait pas être dignes de réflexion. Reste que je ne
cherche pas la vérité. Je suis sceptique, et cela me va très bien. J’ai fait
mon deuil de la vérité. Ce fut long et douloureux, mais je suis beaucoup plus
heureuse depuis. La quête de la vérité est une manière de tourner le dos à ce
qui est. C’est la vie, ici-bas, qui m’intéresse. Et je ne veux pas en rater une
miette. Je trouve que la philosophie est une manière de se réconcilier avec
cette finitude. Elle peut nommer cela. C’est peut-être la seule qui le fait
vraiment, à ce point-là. Et je me suis réconciliée avec l’idée de
transformation permanente de l’existence. Je pense sincèrement que nous sommes
des êtres mouvants. C’est fascinant. C’est ce qui nous fait créer. Cela me met
du côté de la vie que j’apprécie, en travaux. La philosophie me plait aussi
pour cette raison. On construit, mais on déconstruit aussi. On essaie d’avancer
un peu.
Comment la
philosophie éclaire, ou non, la manière dont vous vivez ? A-t-elle un impact
sur votre quotidien ?
La
philosophie ne rend pas du tout plus heureux selon moi. Du moins, ce n’est pas
là que je mets le bonheur. Elle m’a soulagée peut-être. Réconfortée à la
limite. Se dire qu’on n’est pas seul à penser cela. Mais la littérature ou le
cinéma le font aussi. Je n’isole pas du tout la philosophie du reste des autres
disciplines. La philosophie est une manière de formuler des problèmes, autant
que d’autres arts. Les auteurs que j’aime ont cette lucidité. Grâce à la
philosophie, j’affronte l’âpreté du réel. Je ne me mens pas. Mais elle n’est
pas le centre de ma vie. Ce que j’écris est le plus important. Mon premier
livre sortira en avril. C’est une sorte d’autofiction, de
« récit-philo » sur la vie ordinaire, sur la maternité. Un sujet peu
creusé.
À
quelle conception philosophique adhérez-vous ?
Je ne vois pas la philosophie comme
une doctrine à laquelle on adhérerait, ou à un guide auquel on s’en remettrait.
Je ne crois pas du tout dans l’espoir. Je préfère la lucidité. Même dans les
moments tragiques de l’existence, ce qui sauve n’est pas de croire que ça ira
mieux après. C’est de penser que même là, ce que je vis est intéressant, que je
suis en train d’apprendre quelque chose. Je consens à tout ce que je traverse.
Ce n’est pas aimer la vie en général,
mais la mienne. Et ce, d’autant plus qu’elle est insensée, imprévisible. C’est très
dur. Faire en sorte que cela nous plaise quand on regarde sa propre vie. C’est
pas mal déjà. C’est énorme oui. Aujourd’hui, je suis heureuse de dire que la
vie que je mène me plait beaucoup. Je l’ai choisie déjà, je me suis battue
pour. Ce n’est pas celle que j’imaginais avoir, mais je l’adore.
À quelle image associerez-vous
la philosophie ?
L’escalade.
Par exemple, Indiana Jones. Il est
sur le point de tomber dans un précipice et tout à coup, il parvient à se
raccrocher et à s’en sortir. J’adore l’escalade. Sûrement pour cette raison. Il
s’agit de trouver le bon mouvement pour monter. Puis tomber, et recommencer. Ça
m’excite beaucoup plus que de me dire que j’ai compris, que je sais la vérité.
Comment êtes-vous
tombée dans la philosophie ?
Quand
j’étais au collège, un de mes frères est entré en terminale. Il faisait de la
philosophie et je me souviens m’être dit que c’était génial. Je ne sais plus
vraiment ce qui me plaisait. Peut-être, le questionnement. J’avais trouvé une
discipline où on pouvait poser des questions. Une fois arrivée en terminale,
j’ai beaucoup aimé cette manière, mais je n’ai pas voulu en faire mon métier.
Je souhaitais faire du cinéma, être comédienne. Mes parents m’ont d’abord
intimé de faire des études. J’ai commencé par l’architecture, puis je suis
entrée en Classes préparatoires et j’ai retrouvé le goût pour la philosophie
que j’ai continué à étudier après mon
entrée à l’École Normale Supérieure. Ce n’était pas du tout une
trajectoire linéaire. Je n’y étais pas prédestinée.
À quel sentiment
associez-vous la philosophie ?
La
lucidité, mais ce n’est pas un sentiment. (Elle
réfléchit). Cela me provoque deux choses. D’abord, la résignation : on
est contraint de voir les choses telles qu’elles sont. Puis le consentement
créatif : les choses sont telles qu’elles sont, mais je peux composer avec
elles. Je décide d’en faire mon miel.
C’est d’abord déstabilisant, presque oppressant, puis ça me renforce. Oui, je
ressens la philosophie comme une force, qui multiplie les occasions de vie.
Quels sont vos thèmes
philosophiques de prédilection ?
L’ordinaire,
la jouissance, la nuance, le cinéma. Le tragique.
Que voulez-vous
défendre de la philosophie ?
D’abord,
la philosophie elle-même. Qu’on continue à en parler, à l’enseigner. Je
voudrais qu’il y ait plus de propositions philosophiques. Je milite en faveur
de son extension, partout. Je ne suis pas du tout snob. Au contraire, invitons
les gens à penser. Elle qui déconstruit les idées reçues, elle est le meilleur
adversaire contre le dogmatisme, ou le fanatisme. C’est une question de santé
démocratique. Elle apprend à penser et à déconstruire.
C’est quelle émotion,
pour vous, la philosophie ?
Une
forme d’admiration, de régal. Je me délecte de chaque mot. Et puis, c’est un
bon compagnonnage. J’adore que les philosophes soient là, que je puisse m’y
référer quand je veux. C’est génial.
Un rêve
philosophique ?
Écrire
encore plus. Arriver à dire tout ce que j’ai à dire. Mais je ne rêve pas
beaucoup. J’aime trop la vie pour rêver. Je m’arrange pour que ce soit mieux
que mes rêves.