Récits et théories : un état des lieux
L’ampleur du réchauffement climatique et l’évidence de notre inaction ont donné à Bruno Latour l’idée de lancer un appel aux artistes. Il invite ces derniers à construire de nouveaux récits sur la catastrophe qui viendraient se substituer aux rapports du GIEC. Cet article a été le point de départ d’une conversation exigeante mais enrichissante entre l’écrivain Tristan Garcia et le philosophe Lucien Vinciguerra, portant sur les relations entre science et fiction.
« Faire surgir un monde »
Lucien Vinciguerra a tenu à le rappeler en introduction : « L’objet de la science, c’est la réalité. L’objet du récit fictionnel, ce sont des mondes imaginaires. » À l’ère du complotisme et des fausses nouvelles, on serait bien imprudent de confondre les deux. Ceci étant posé, il est peut-être possible d’édifier des passerelles entre le récit et la théorie.
Dans La Peau de chagrin, Honoré de Balzac dresse un éloge du paléontologue Georges Cuvier, qualifié de poète car capable de reconstituer un animal entier à partir d’un bout d’os. « Balzac aussi est capable de faire surgir un monde, avance Vinciguerra. Le roman pour Balzac est comme l’os pour Cuvier. » Les ouvrages de biologie et les romans auraient ceci en commun d’être « des parallélépipèdes rectangles qui ouvrent sur un monde », qu’il soit réel ou imagé.
C’est devenu un lieu commun, mais tout savant élabore aussi ses théories à l’aide de constructions. « Cette possibilité permet de dégager des opérations qu’on retrouve dans la science comme dans le roman », poursuit le philosophe. La narration, par exemple. Le scientifique invente lui aussi une voix pour s’adresser au lecteur. On peut ajouter l’intertextualité : « La science tire son matériau des textes du passé, et un roman s’appuie sur des fragments de romans qui l’ont précédé. »
Dystopies réalistes
Devant l’appel de Bruno Latour, Tristan Garcia est resté sceptique, eu égard notamment à ce qu'il décrit comme un asservissement du récit à la théorie. Pour lui, on retrouve dans le texte de Latour l’idée selon laquelle la fiction serait « du miel destiné à faire avaler une réalité qui sinon serait trop amère », alors qu’on ne peut réduire la littérature à des valeurs morales ou politiques.
Le romancier pointe un autre problème, celui de la prétendue primauté chronologique de la science sur l’art. Les dystopies ont justement montré que parfois, « les constructions littéraires précèdent le diagnostic théorique ». Joël Ganault, modérateur du débat, rappelle que l’écrivain William Gibson a inventé le terme « cyberespace » à un moment où la réalité qu’il finira par désigner n’était pas encore visible.
Dans une discussion sur les affinités entre science et fiction, il était normal qu’on finisse par parler de science-fiction. Mais la force de ce genre est-elle vraiment sa capacité à prédire l’avenir ? « Gibson est très critique à l’égard de sa première trilogie, raconte Garcia. Il a l’impression de lire de la mauvaise littérature réaliste. » Tout ce qu’il a écrit ayant fini par advenir, son œuvre a pour partie perdu de son intérêt.