« La démocratie est un régime qui marche à la critique »
Arnaud Esquerre et Luc Boltanski sont venus présenter leur dernier livre « Qu’est-ce que l’actualité politique ?» dans le cadre des conférences proposées par Cité Philo. La rencontre s’est tenue au sein des murs de Sciences Po Lille ce vendredi 26 novembre. L’essai des deux sociologues vise à cerner la fabrique des idées et des opinions au travers de l’analyse des commentaires laissés par les internautes sur le site du Monde et de l’INA.
Un ouvrage qui reprend une question laissée en suspens par la sociologie, celle de l’actualité.
Dans ce livre, les deux sociologues se sont intéressés à la nouvelle forme que prend le commentaire de l’actualité politique avec les réseaux sociaux. Il y a 30 ans Luc Boltanski s’était déjà penché sur les courriers qu’envoyaient les lecteurs du Monde à la rédaction. Ce livre est un moyen de réactualiser le propos au travers des commentaires laissés sur deux médias (Le Monde et l’INA). Les deux chercheurs ont ainsi analysé les commentaires postés sur la version numérique du Monde de septembre à octobre 2019 (soit environ 120 000 commentaires) et 8000 commentaires issus de la mise en ligne des archives de l’INA. Arnaud Esquerre et Luc Boltanski interrogent par cet écrit la manière dont on discute de l’actualité en démocratie.
Si cette question est intéressante, c’est parce que la question de l’actualité n’est pas vraiment traitée en sociologie. L’actualité, parce qu’elle est un médium commun aux personnes (au même titre la culture), alimente les conversations et les manières de penser. Ainsi, Esquerre et Boltanski analysent comment une personne combine des expériences personnelles à l’actualité afin de se forger une opinion sur un sujet.
Peut-on clairement établir ce qui constitue l’actualité politique ?
Les auteurs abordent donc sous le prisme de la sociologie le thème de la construction de la réalité. Ils expliquent que le processus de fabrication de l’opinion est avant tout guidé par deux processus, celui de la mise en actualité et celui de la politisation. Par exemple, les auteurs invoquent le cas du féminicide, passant d’une série de faits divers à un fait d’actualité politique repris par des politiques. Dès lors, la politisation consiste à se saisir d’un évènement de la vie en commun et de montrer que cela comporte une menace. Ce problème qui jusque-là était laissé à la disposition de la singularité des personnes se transforme en problématique commune à la société.
Ce qui est marquant pour les auteurs, c’est la place que prend le complot dans les commentaires qu’ils ont récoltés. En effet, le complot apparait de manière répétée, notamment dans les commentaires des vidéos de l’INA. Mais les lecteurs du Monde, eux, sont très soucieux de ne pas être associés aux complotistes. Ainsi ils ne prétendent pas que les enquêtes des journalistes sont fictives, mais ils critiquent dans leurs commentaires l’interprétation que les journalistes font des faits. Pour ces lecteurs, c’est la cause de l’actualité qui est soupçonnée et non l’actualité elle-même.
Deux visions fatalistes de la démocratie s’entrechoquent ainsi dans les commentaires. La première est une vision dite « futuriste », arguant que nous sommes gouvernés par une oligarchie et que la vraie démocratie est à venir. La seconde vision, tournée vers le passé, fait état d’une démocratie dévoyée par les réseaux sociaux. C’est cette dernière vision qui est massivement visible dans les commentaires des archives de l’INA. Les sociologues observent par l’exemple que les vieilles générations débattant de la qualité du langage des années 1960-1970 relève d’un conflit de générations également visible dans les espaces commentaires du Monde.
Arnaud Palama, Sciences Po Lille