Ninon Grangé, Jean-Claude Monod et Francis Foreau à l'auditorium du Palais des Beaux-Arts.
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Quand l’exception devient la règle: penser les dérives de l’État d’urgence

Mardi 11 novembre, à l’auditorium du Palais des Beaux-Arts, se sont réunis Ninon Grangé, maîtresse de conférences à l’université Paris 8, et Jean-Claude Monod, professeur de philosophie à l’ENS Paris. Interrogés par Francis Foreau, les chercheurs ont interrogé la place de l’État d’urgence dans les démocraties contemporaines.

L’État d’urgence, en France, prend ses racines dans le contexte de la guerre coloniale d’Algérie, où l’État renonce à l’État de siège car il nie la réalité d’une guerre. Cette notion marque la rupture avec l’ordre juridique habituel. Le droit s’efface devant les faits. Souvent invoqué au nom de la menace terroriste, il s’inscrit aussi dans un rapport de domination asymétrique entre l’État et les populations dominées.

Du juridique au conceptuel

Grangé distingue l’État d’urgence, notion juridique, de l’État d’exception, concept philosophique permettant d’interroger la puissance étatique. Monod, quant à lui, puise sur les travaux de Carl Schmitt pour illustrer une analogie entre la théologie et l’État: tout comme Dieu peut faire exception aux lois naturelles, le souverain peut suspendre les lois dont il est censé être la source.

La dictature romaine, la raison d’État et la loi martiale offrent des repères mais restent insuffisants pour faire une généalogie de la notion. Elle émerge de l’amalgame entre la guerre interne et la guerre étrangère, posant les limites de l’État de siège. D’abord instauré dans des régimes autoritaires, l’État d’exception s’institutionnalise dans les démocraties libérales au cours du 19e siècle. En France, il est invoqué dès la guerre d’Algérie, puis de manière récurrente en 1961, 1985, 2005, 2015, et 2020. Sa prolongation à deux ans en 2015 a pourtant suscité peu de contestation, souligne la chercheuse.

L’élargissement de la catégorie « ennemi »

L’État d’exception est conçu pour répondre à une crise de manière ponctuelle. En pratique, il peut se prolonger, en l’absence de limites ou de contrôle effectif. Les mesures instaurées peuvent ainsi se pérenniser, même si ce n’est pas toujours le cas.

Grangé souligne la manière dont le pouvoir exécutif peut s’appuyer sur la menace et une peur diffuse dans la société pour élargir la catégorie « ennemis », passant des terroristes aux militants écologistes. Non, comme les combattants réguliers, ces ennemis sont dépourvus de droits. Leur désignation peut reposer sur des critères flous ou indéfinis. Cette logique fait écho au sort des détenus de Guantanamo Bay, rapporte Grangé. La banalisation de l’exception conduit ainsi à l’érosion de l’État de droit.

L’habituation: la fragilisation de la démocratie

Tout en renonçant à la thèse de Giorgio Agamben selon laquelle l’État d’exception est inné à la démocratie, associant ainsi démocratie et totalitarisme, Monod alerte sur l’habituation aux mesures d’urgence. Face à la peur, les individus acceptent la suspension de leurs libertés un jour, puis un mois, pour finir par s’y résigner sans contestation.

Prétendant se protéger de la menace, l’État s’inocule parfois ce qui l’effraie: son propre affaiblissement et celui de la démocratie.

Isïa Patie