Sangloter sans crainte de se cogner au monde.
Ce mercredi 12 novembre, à l’Auditorium du Palais des Beaux-Arts, était invitée Estelle Ferrarese qui signe un essai intitulé « Une philosophie des sanglots » (Rivages). La rencontre, modérée par Jean-Michel Hennebel, mettait au centre de la réflexion la notion oubliée des philosophes : l’impuissance. La philosophie se montre rétive face à cet échec de l’existence, préférant l’étude de la puissance de la volonté.
Les sanglots repoussent par la radicalité de leur expression sur le corps. L’expérience, si intense, s’ancre dans la mémoire corporelle. Sangloter défigure et renvoie à une autre image de soi. L’être est impuissant face à la saturation de ses sens et sa pensée est affaiblie par l’intensité de la crise de larmes. Le diaphragme se serre et provoque la suffocation rompant la capacité de dialogue. Sur l’échelle lacrymale, le sanglot est à différencier du pleur car sa forme brute ne peut laisser douter de sa sincérité. Si les acteurs peuvent pleurer, ils ne peuvent mettre en scène le sanglot, bien plus épuisant et énigmatique.
Que peut le corps ?
Les limites du corps échappent aux savoirs. Le sanglot est un bon exemple de cette thèse spinoziste car son surgissement fait tomber toutes les certitudes du sujet qui pensait avoir une prise absolue sur le monde. E. Ferrarese voit dans le sanglot un rappel de la fragilité humaine impuissante face à son propre corps. L’acceptation de cette vulnérabilité rend le rapport au monde plus instable, ainsi les sanglots ne s’exposent pas en public. Le dévoilement de soi pleurant fait émaner une sensation d’impudeur. Les larmes sont très codifiées et pas toujours spontanées.
Gouverner les larmes
Déjà en Grèce antique, Homère justifiait les pleurs par la dureté de la guerre et érigeait les larmes des guerriers comme un symbole de virilité. En dehors de ce contexte, les hommes ne devaient pas montrer de faiblesse au risque de sombrer dans une « attitude féminine ». Ainsi à travers les sociétés, les larmes ont toujours été genrées au féminin comme un levier de pouvoir. Pourtant, si les femmes pleurent plus dans l’imaginaire collectif, c’est loin d’être une réalité physiologique. C’est un rapport de force à peine dissimulé entre le sang-froid masculin et le cœur chaud féminin. L’Eglise gouverne les larmes des religieuses par les représentations iconographiques de la Vierge pleurant dignement, elles ont le devoir de se lamenter en imitant ces pleurs acceptables.
La protestation du sanglot
Le sanglot est donc politique car il est symbole d’un rapport précaire au monde par son impossibilité à être contrôlé. Les femmes sont sans cesse soumises à un regard masculin qui les dérobe de leur puissance, elles ont tendance à modérer leur existence. Sangloter c’est une protestation contre cette cloison intériorisée. A vif, le corps ne peut pleurer en silence. Le sanglot est une présence exclusive à soi. C’est un refus du monde, le sujet impose un instant de suspension dans le temps pour accueillir sa tristesse. Il accepte de se cogner au monde sans chaîne à ses larmes.
Noémi Videira

