thème L'urgence
L’urgence, faisant autrefois exception, s’est peu à peu imposée comme norme de sociétés contemporaines, jusqu’à imprégner profondément notre manière personnelle et intime de vivre le temps. Comment comprendre ce phénomène à la fois subjectif et objectif, qui bouleverse l’ensemble de nos structures sociales et peut menacer nos institutions politiques ?
Se présentant sous la forme d’un impératif, l’urgence exige de nous une réponse immédiate. La crise environnementale et climatique, la pandémie, la guerre, ou encore les défis politiques et économiques illustrent cette nécessité d’agir vite. La pandémie mondiale de Covid-19 a révélé la vulnérabilité de nos systèmes face à l’imprévu, nous incitant à repenser nos politiques de santé publique afin d’anticiper plus efficacement les crises pandémiques. Mais avons-nous alors le temps de réfléchir aux modalités de notre action ? Cette injonction d’efficacité et d’imminence risque de réduire l’agent à n’être plus qu’un sujet réactif, ne pouvant plus faire usage de la réflexion, du jugement critique et de la délibération pour élaborer un choix délibéré et avisé. L’état permanent de tension dans les services hospitaliers révèle ce paradoxe : devoir répondre sans délai à l’afflux de patients, alors même que les ressources structurelles nécessaires à une réponse pérenne font défaut.
Devons-nous craindre alors que la notion d’urgence soit instrumentalisée, au point d’étouffer le débat public et de justifier des décisions autoritaires, comme on l’a reproché à la déclaration « d’état d’urgence » ? Mobilisée par ceux qui gouvernent, la notion d’urgence tend à imposer une priorisation discutable de certaines urgences au détriment d’autres, déclarées secondaires, comme si cette hiérarchie allait de soi. Ainsi, dans le domaine du droit international et européen, l’invocation de l’urgence peut justifier des atteintes aux droits fondamentaux, notamment en matière de droit d’asile ou de libertés publiques.
Et tandis que l’urgence semble inhérente à la crise, instant dans lequel se rompt dangereusement l’équilibre d’un système, la réaction précipitée risque de reproduire les mêmes mécanismes ayant engendré cette même crise, faute d’en saisir les causes profondes et structurelles. Le catastrophisme ambiant, s’il prétend alerter sur des ruptures systémiques imminentes, court parfois le risque d’amplifier la paralysie, plutôt que de favoriser une mobilisation lucide. Dans l’urgence humanitaire, en revanche, la mobilisation immédiate est vitale, comme en témoignent les opérations de sauvetage, qui posent avec force la question de l’éthique de la réponse rapide face à la détresse.
Pourtant, l’urgence incarne aussi l’arrêt de l’inaction et de la procrastination, qui entravent l’élaboration d’une réflexion philosophique. Face à la crise écologique, l’appel à une sobriété immédiate et à des décisions courageuses fait de l’urgence non un obstacle à la pensée, mais une exigence à l’égard de nos responsabilités. Comment, dès lors, philosopher dans l’urgence contre l’inertie, l’indifférence et l’immobilisme, tout en maintenant l’exigence du temps long de l’émergence conceptuelle ? Certaines pratiques, comme le journalisme, doivent justement composer avec l’urgence sans renoncer à la rigueur de l’enquête, en conjuguant réactivité et profondeur critique. La philosophie est-elle à même de répondre aux défis urgents de notre présent, sans sacrifier son exigence d’étude critique ?

Invité d'honneur Jean-Christophe Bailly
Jean-Christophe Bailly, écrivain, est l’auteur de plus d’une soixantaine de livres, auxquels il convient d’ajouter de nombreuses monographies d’artistes peintres ou de photographes ainsi que des dizaines de préfaces à des catalogues d’art. Ce n’est cependant pas la quantité qui fait œuvre, mais ce champ étonnamment unifié entre poésie, critique, essais, théâtre et arts plastiques. Ayant fait le choix de s’affranchir de la définition trop stricte des disciplines académiques, il est une figure de la pensée et de la littérature contemporaines qui entre particulièrement en résonance avec les principes d’une philosophie au sens large.
L’un de ses premiers ouvrages, écrit en 1974, a pour titre La Légende dispersée (publié chez Christian Bourgois). Déterminante à bien des égards, cette anthologie du romantisme allemand est l’expression d’un « absolu littéraire » où l’art du fragment côtoie l’esprit encyclopédique. Jean-Christophe Bailly y souligne l’évitement d’un double écueil : « d’un côté la spécialisation s’enfonçant sous elle-même en un tunnel sans fin, et de l’autre l’ignorance se prenant pour le non-savoir » et donne par là même la tonalité de fond qui sera celle de son œuvre à venir, entre richesse du réel et travail sans fin de son expression poétique.