thème Nous, Vivants
Il y a encore peu, dire «Nous» consistait à inclure autant qu’exclure: «nous» ne pouvait impliquer que des êtres humains, et seulement eux, êtres au sommet du règne animal car pourvus d’une conscience, de la raison, capables de liberté, de sciences, de techniques, d’organisations politiques, infiniment plus dignes de valeur que le simple vivant… Comme le déclarait Sartre, au milieu du siècle dernier, dans sa célèbre conférence L’existentialisme est un humanisme: «L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur.»
«Nous», êtres humains, ne sommes certes pas une mousse, une pourriture ou un chou-fleur. Pourtant, en ce début de XXIe siècle, le paradigme a changé: l’étude scientifique de l’homme insiste désormais sur la continuité de tous les êtres vivants, «crise sanitaire» et «crise écologique» nous ont fait prendre conscience de notre précarité, du fait irréductible que nous étions des vivants parmi des vivants, solidaires de leur sort. Il nous faut alors faire le
deuil de notre orgueil comme de notre volonté de toute-puissance.
Aussi par l’énoncé «Nous, vivants», cette 26e édition de Citéphilo entend-elle se placer au cœur des questionnements contemporains.
La vie, dimension à la fois primitive et ultime de notre humaine condition, n’impose-t-elle pas de redéfinir notre manière de nous comprendre et de nous réinventer nous-mêmes, jusque dans nos relations aux autres êtres vivants, humains et non-humains?
Quelle place alors accorder à l’humanisme né au siècle des Lumières? Les enjeux seront assurément multiples: philosophiques, scientifiques, éthiques et politiques.
Invitée d'honneur Chantal Jaquet
En 2014, le livre de Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, a suscité un grand intérêt au-delà des spécialistes. Aujourd’hui, de nombreux ouvrages ou témoignages reflètent le succès – ambigu – de cette notion et développent une analyse critique de l’idéologie du mérite. Plus largement ce sont les questions philosophiques que Chantal Jaquet a traitées et renouvelées qui seront au coeur de l’invitation de Citéphilo.
Chantal Jaquet est née en 1956. Ancienne élève de l’ENS, agrégée et docteure en philosophie, elle est professeure à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle a dirigé entre 2018 et 2021 le Centre d’histoire des philosophies modernes.
Elle anime un séminaire sur Spinoza et continue d’accompagner nombre d’étudiants dans leur travail de thèse.
Dans Juste en passant, elle revient sur son parcours d’historienne de la philosophie et sur les raisons qui l’ont conduite à travailler sur Spinoza – sujet de sa thèse soutenue en 1997. Elle raconte le choc de cette découverte, due à un professeur, André Lécrivain. « À l’occasion d’un cours sur la vérité, (il) a patiemment déplié pour nous les propositions de l’Éthique II et m’a fait comprendre que je n’avais rien compris ». Les travaux de Chantal Jaquet se portent alors sur ce qui ce qui lui paraît, chez Spinoza, étranger, obscur ou même trop clair pour la tradition.
Telle est la leçon tirée de ce qu’elle appelle une expérience d’échec. Les travaux qu’elle mène sur Spinoza sont surtout centrés sur la notion de puissance, celle du corps (agir) comme celle de l’esprit (penser), dont elle repense les modes d’articulation. Si Spinoza est selon ses propres mots un « compagnon de vie »,
Chantal Jaquet a également cheminé avec Bacon et Pascal, cherchant au travers de leurs oeuvres à poursuivre une réflexion sur la question du corps qui relie la plupart de ses travaux. Ces recherches la conduisent sur une voie a priori sans rapport avec Spinoza mais qu’elle inscrit dans la logique de la force de ses idées : une Philosophie de l’odorat ainsi que sur la déclinaison japonaise de ces recherches : Philosophie du kôdô. L’esthétique japonaise des fragrances au Japon.
Appuyés sur l’histoire de la philosophie, les travaux de Chantal Jaquet offrent un parcours philosophique ouvert, en constante recherche entre ontologie et esthétique, philosophie éthique et philosophie politique, articulant par ailleurs sa discipline avec les sciences sociales.